Le Congo vu par un aigle (2eme partie)

Publié le par Louis de Fouchier

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[...] Mon préféré était, comme tout le village, le Singe. Le grand-père était né au village et aussi loin que l’on s’en souvienne, il avait pris racine à l’Elysée depuis son retour en 1948. Sa réputation de palabreur était légendaire et lui avait valu ce surnom tiré d’un fameux film en noir et blanc français. Singe avait la carrure d’un Gabin et aimait par-dessus tout raconter ses faits d’armes avec l’armée du général de Gaulles qui avait fait de Brazzaville la capitale de la France Libre. Il avait tout vu de l’Europe et représentait une source d’informations inépuisable pour le village. Moi qui ai roulé ma bosse depuis ces temps-là, je peux vous dire que l’on pourrait taxer le vieillard d’imprécision. Quoiqu’il en soit, quand le vin de palme faisait son effet et réveillait une histoire enfouie sous sa peau craquelée, le comptoir de boisson devenait le théâtre d’épisodes épiques. Les yeux rougis, les sourcils renfrognés il fixait son audience et nous emmenait avec ses histoires très loin de la brousse humide. Ce n’est pas l’alcool qui a tué ce vieux Singe mais la télé. Le jour ou le village a préféré la petite lucarne à ses histoires, le vieux a rendu l’arme à gauche.

Chaude Pisse avait hérité de son surnom quand on l’avait surpris en train d’uriner sur le bar. Son urine dégageait une fumée opaque et avait transpercé le bar fait de terre cuite. Devant le tollé, Chaude Pisse avait déclaré que le jour ou le patron lui servirait des bières glacées il arrêterait de pisser de la Primus chaude. Toute le monde avait bien rigolé. La bière était restée chaude et Chaude Pisse avait gagné ses lettre de noblesses éthyliques. Il se serait bien vu en successeur du Singe mais il avait du se rendre à l’évidence : Igor était le chouchou.

Contrairement aux autres, Westaf n’était pas un natif de Pokala et venait d’un pays voisin, un pays anglophone. Il s’était installé à l’Elysée un beau jour avec les poches remplies de billets CFA froissés qui puaient la transpiration et l’arnaque. Évidemment les rumeurs étaient allées bon train. On le soupçonnait d’être un prêtre défroqué qui avait gardé son vœu de chasteté (il ne touchait jamais aux filles) mais s’était fait la malle avec la quête. Les mamans du village avaient averti le prêtre qui avait fait le déplacement jusqu'à l'Elysée. Heureusement le Singe et le gérant avaient pris fait et cause pour Westaf. « L’argent n’a pas d’odeur » avaient-ils lâché devant la délégation venue demander des comptes à l’étranger. Qui plus est, Westaf contribuait à l’économie de Pokala avec tout cet argent qu’il dépensait tous les jours. Le prêtre avait fait remarquer que la majeure partie du trésor de guerre de Westaf allait tout droit dans les caisses de l’Elysée ce à quoi le gérant du bar avait rétorqué que c’était normal dans un pays communiste et que ce qui l’était moins était de voir l’église toujours si puissante. Le prêtre n’était jamais revenu. Zestaf, lui, n’était jamais parti.

Igor avait vite trouvé sa place à l’Elysée. Ses connaissances diverses et variées sur le genre humain avaient fini par lui valoir l’estime de tous. Lorsqu’il passa plus de temps au comptoir qu’à l’école et se fit virer en conséquence, les trois mousquetaires de la boisson lui donnèrent le titre de Ministre de l’éducation pour atténuer son chagrin. Il n’y avait que le Singe, qui malgré son amour paternel n’arrivait pas à comprendre comment Igor pouvait être un rouge. Cela donnait lieu à des passes d’armes régulières dont certaines étaient devenues légendaires.

Une chaude journée de juin, j’étais parti en mission escargots pour le nid et j’avais, comme à mon habitude, fini par venir me poser sur la branche du jardin. Le soleil disparaissait entre les palmiers et l’Elysée se remplissait. Westaf tentait de déchiffrer un Paris-Match accoudé au bar, le Ministre partageait la table du Singe alors que Chaude Pisse était comme à son habitude debout devant le bar en train de draguer une jeune fille en fleur. Soudain le ton monta et le Singe tonna :

- Igor arrête ton évangélisation des masses, tant que moi, le Singe, trônera à l’Elysée, Pokala restera un village Gaulliste !

Sans trop y croire, Igor souffla:

- La Révolution est en marche mon général, rien ne pourra plus l’arrêter même pas votre attitude réactionnaire.

- Mais tu nous fait chier avec ta sémantique socialiste de mes deux Igor, ici on est au village. Ya pas de conscience, ya pas d’histoire en marche, ya rien qui marche, il n’y a que des Congolais qui vivent cons et heureux!

Là-dessus le tenancier secoua la tête en faisant la moue pour signifier au Singe qu’il dépassait les limites.

- Mais c’est aussi évident qu’un nez bantou au milieu de la figure Monsieur le secrétaire général, les gens du village, eux, se foutent de la politique. Ils veulent juste qu’on leur foute la paix pour qu’ils puissent cultiver leur jardin. La politique est devenue une lubie Africaine depuis que les Français sont partis. Ces connards de la ville ont décidé d’ériger le brassage de vent en forme ultime de gouvernance; ce ne sont que des gamins qui s’amusent à jouer les Mundélés avec des costumes et des titres ronflants. Mais tu crois vraiment qu’ils se soucient de Pokala?

Puis il se tourna vers Igor et rajouta :

- Ça fait 10 ans qu’on est indépendant Trotsky et nous buvons toujours du vin de palme, les bières sont chaudes faute d’électricité et ce sont nos femmes qui vont chercher l’eau a la rivière le matin. C’est ça ton paradis sur terre ?

Chaude Pisse osa un « oui » mais déjà un brouhaha avait envahi l’Elysée, les quelques passants s’étaient arrêtés et attendaient avec impatience la réponse du Ministre. Certains criaient et acclamaient le Singe. Comme à son habitude le grand-père se leva, se dirigea vers la fenêtre et, avec un malin plaisir, lança à la foule « Je vous ai compris ».

Igor n’avait pas perdu son sang-froid. Il avait gagné en maturité depuis leurs premières joutes verbales et connaissait les pas à suivre. Il se leva à son tour, pris la foule à parti et commença en ces termes :

- Le général a raison. Il faut reconnaître que les litres de vin de palme n’ont en aucune manière altéré sa juste vision des choses.

Après avoir rendu hommage au vieil homme, il chargea :

- Le pays est aux mains d’une clique qui a effectivement détourné les objectifs initiaux de la révolution prolétarienne. Ouvrez vos narines de bantou à ce vent de liberté qui, né dans le ventre de l’Europe a balayé sur son passage les pires dictatures bourgeoises. Il est temps de mettre fin à cet obscurantisme que le général juge sain. Vous n’avez rien et vous êtes soi-disant heureux, et bien moi je vous propose d’acquérir une conscience politique, d’obtenir des droits et surtout une vie meilleure ! Africains du village unissez-vous!!

La foule piaffait de joie. Certains comme Lénine exultaient. Il était difficile de comprendre pour qui le village penchait. A chacune de leurs tirades populistes, la population lançait des hourras sans trop comprendre. C’était ça mon village de Pokala. Une maman Claude qui égayait mes matins difficiles, des palabres sans fins à l’Elysée et, en toile de fond, une vie d’aigle sans histoire.

Ce soir-là, quand je revins le bec vide au nid, j’expliquais à mes parents que les humains avaient mangé tous les escargots car la révolution n’avait pas porté ses fruits.
Mon père me regarda alors avec un regard si noir que je pensa qu'il était temps que je quitte le nid famillial pour
la capitale Brazzaville. Si je ne me réveillais pas à moitié picoré le lendemain matin...



Primus: nom de la bière locale
Mundélés: signifie Le Blanc en Ingala -la langue nationale avec le français-
Bantou: ethnie majoritaire au Congo






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