Le Congo vu par un aigle

Publié le par Louis de Fouchier

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Je m’appelle Aile Cassée. Ou plutôt je suis devenu Aile Cassée le jour où l’on m’a brisé les ailes. Depuis, je ne suis qu’un invalide, prisonnier du seul hôtel 5 étoiles de Brazzaville. J’entends déjà les sarcastiques pour qui j’aurais pu finir au fond d’une marmite avec du pili-pili* pour adoucir le goût âcre de ma chair de rapace. A ceux-là, les jaloux et autres bien pensants, je rétorque que c’est un bien malheureux destin pour un aigle royal que d’être à la merci des humains. J’aurais préféré mourir que de me laisser nourrir comme une bête de foire. Même à l’Olympic Palace**, propriété de Monsieur Talal, mon maître.

Avant d’être cloué au sol, je survolais souvent les environs de Brazzaville, mais je n’y restais jamais. Les hommes de la ville sont pervertis, ils deviennent sales et ne respectent plus leurs semblables alors pensez bien, un aigle ? Je me serais fait bouffer en moins de deux.

Mon nid se trouvait à Pokala, au-dessus de la hutte de Maman Claude. Là-bas les humains nous respectaient. Peut-être à cause de leurs croyances qui veulent qu’une famille d’aigles dans un village soit une bénédiction. La vie était belle pour un aigle royal à Pokala. Je n’avais pas à me plaindre. Il y avait bien ce poulet bicyclette*** qui nous cassait les oreilles tôt le matin mais il a fini étouffé dans les mains de ptit’ Joseph, le petit-fils de Maman Claude. Vénéré comme on était, si Monsieur le respectable Darwin était venu faire un tour à Pokala, il aurait mis les aigles royaux en haut de sa classification des espèces vivantes. Le poulet bicyclette, lui, aurait figuré dans le bas du classement, en dessous du porc-épic. Parole d’aile brisée. L’aigle a toujours été noble et élégant. Combien de pays n’ont-ils pas un aigle sur leur drapeau ? Le poulet, lui, est tellement con et têtu qu’il a fini par convaincre les Français d’en faire leur mascotte, mais aucun drapeau n’a jamais voulu de lui. Quand je pense que nous venons de la même catégorie des oiseaux à plumes et qu’une classification entière de Monsieur le respectable Darwin nous sépare !

Pour être honnête, personnellement je ne connais pas ce respectable Monsieur Darwin. C’est Igor qui en parlait tout le temps. Il ne faisait que parler depuis qu’il ne pouvait plus enseigner. Je l’ai connu à ses débuts de professeur. Je n’étais alors qu’un aiglon et Igor venait toujours en début d’année avec ses nouveaux élèves au pied du manguier, il nous montrait du doigt et interrogeait les morveux: Que voyez-vous ? J’en ai entendu des vertes et des pas mûres sur notre compte. Je me souviens de cet imbécile d’Octave qui, du haut de ces 5 ans, avait lancé « un poulet bicyclette qui s’est échappé ». Quand je pense qu’il a réussi à se faire élire chef du village en complotant ! Du haut du nid, on entendait des explications incongrues, un vacarme de réponses et d’insolence envers mon espèce noble puis Igor coupait et tranchait avec cette phrase qui glaçait le sang de tous ses élèves pour le reste de l’année scolaire :

- C’est un oiseau qui vient du fin fond de l’humanité. Pendant l’Antiquité, il mangeait des restes humains en Grèce puis il a émigre ici à Pokala pour digérer et veiller sur vous. Gare à vous chenapans ! Si vous trichez, il vous mangera l’œil pervers, si vous volez il vous arrachera la main et si vous mentez il viendra vous picorer pendant votre sommeil.

Ça avait le mérite de calmer ces canailles et de nous conforter à la tête du classement de Monsieur Darwin.

Igor racontait beaucoup d’histoires et pas seulement aux enfants. Il était intarissable sur « nos amis les Slaves ». Il avait fait ses études à Vladivostok, quelque part très loin là ou il neige, et avait changé son nom pour Igor en hommage à un honorable Monsieur Stravinsky qui avait composé de la musique pour « guérir le cœur ». Les gens du village ne comprenaient pas comment de la musique puisse soigner le cœur. Au Congo la musique est faite pour danser et rigoler mais pas soigner. Pourtant, moi, un aiglon, je comprenais Igor. Tous les matins je sortais la tête de mon plumage avec les douces chansons de Maman Claude. Sa voix grave résonnait dans l’aube et dissipait autant le brouillard de rosée que mes pensées meurtrières pour ce moins que rien de Poulet bicyclette. Elle chantait pour le petit Joseph qui dormait encore dans les pagnes posés par terre. Une histoire de sirène que les gens appelaient Mami Wata****

Igor rencontrait beaucoup d’incompréhension au village. Il était venu éduquer les masses comme qu’il disait et « planter les graines de la révolution dans les champs et les têtes dures des Bantous » mais les récoltes se faisaient attendre. Papa Louison avait beau le réconforter en lui expliquant que le terreau Congolais était moins fertile que les terres russes, Igor déprimait sec. Il était venu de son propre chef de Brazzaville pour Pokala et supportait de moins en moins bien la vie du village. Ses seules satisfactions avaient été de voir Exaucé changer son nom pour Lénine et d’avoir persuadé le chef du village de se faire élire démocratiquement. Celui-ci avait accepté à condition d’être le seul en lice. Une demi-victoire pour Igor qui n’avait vu là qu’une réminiscence tribale folklorique. Il n’empêche, Igor désertait l’école et passait ses journées à l’Elysée, le débit de boisson du village.

C’était l’époque où je commençais à voler et faisais mes premières explorations. Alors que mes parents me croyaient à la recherche de ragondins ou de chenilles, j’allais sur le toit de l’Elysée écouter les palabres des piliers de bars accrochés à leur vin de palme. J’étais sûr de retrouver les trois mousquetaires de la bibine : Singe en hiver, Chaude Pisse et Westaf.

(la suite la semaine prochaine)



Pili-pili: piment congolais très apprécié
Olympic Palace: nom de mon hôtel à Brazzaville
Poulet bicyclette : nom donné aux poulets au Congo. Maigrelets, ils sont immangeables.
Mami Wata: nom en Ingala qui signifie Sirène. Il y a une légende sur une sirène qui vivrait dans le fleuve Congo. Sirène est, de manière plus générale, le nom donné aux esprits.



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